Chapitre XI
Dasein s’éveilla avec le souvenir d’un rêve : une conversation avec des divinités sans visage.
« Les tas de fumier s’élèvent et les forteresses s’effondrent. » Voilà ce qu’avait dit l’une des voix en écho de son rêve. « Les tas de fumier s’élèvent et les forteresses s’effondrent. »
Dasein sentait qu’il était important de s’en rappeler tous les détails. Oui. « Je suis l’homme qui s’est éveillé. » C’est ce qu’il avait tenté de dire aux dieux sans visage. « Je suis l’homme qui s’est éveillé. »
Le rêve était comme une trame fluide dans ses souvenirs, un processus insécable. Empli de crainte et d’actions immédiates. Générateur d’une frustration chronique. Il avait tenté de réaliser une chose qui était en soi impossible. Qu’avait-il essayé de faire ? Ça lui échappait.
Dasein se souvint de la main d’obscurité qui avait précédé son rêve. Il prit sa respiration, ses yeux s’ouvrirent brusquement. Le jour. Il était couché, dans une chambre aux murs verts. Par la fenêtre sur sa gauche il apercevait la branche rouge et torse d’un arbre, des feuilles vert olive, le ciel bleu. Il prit alors conscience de son corps : les bandages, la douleur le long de ses bras ; le pansement sur son front, sur sa joue droite. Il avait la gorge sèche, un goût amer sur la langue.
Mais le rêve s’accrochait toujours à lui. Comme une chose désincarnée. Désincarnée. La mort ! C’était un indice. Il le savait. Dasein se rappela les termes de Piaget, parlant « d’expérience instinctive commune ». Quel rapport entre l’instinct et son rêve ? L’instinct. L’instinct. Qu’est-ce que c’était ? Un schéma inné imprimé dans le système nerveux. La mort. L’instinct.
« Regarde vers l’intérieur, vers l’intérieur. O Homme, regarde en toi-même ! » avaient dit les dieux sans visage. Il s’en souvenait maintenant. Il eut envie de rire.
C’était ce vieux syndrome du « connais-toi toi-même » ; la maladie des psychologues. Intérioriser. Toujours plus loin. L’instinct de mort gisait là, avec tous les autres instincts. Se connaître soi-même ? Dasein sentait bien qu’il ne pourrait y parvenir sans mourir. La mort était le décor devant lequel la vie pouvait se reconnaître.
Il entendit un raclement de gorge sur sa droite.
Il se raidit, tourna la tête.
Winston Burdeaux était assis près de la porte. Dans son visage de Maure, les yeux bruns le scrutaient avec perplexité.
Pourquoi Burdeaux ? s’interrogea Dasein.
— Je suis heureux de vous voir éveillé, Monsieur. La voix grondante de Burdeaux avait un accent de camaraderie réconfortante. Était-ce là la raison de sa présence ? L’avait-on réquisitionné pour apaiser et bercer la victime ?
Mais je suis toujours en vie, se dit-il. S’ils avaient voulu me nuire, quelle meilleure occasion que celle-ci ? Alors qu’il était impuissant, inconscient…
— Quelle heure est-il ? Parler lui tirait douloureusement la joue.
— Il est presque dix heures et la matinée est radieuse, répondit Burdeaux avec un sourire – éclair des dents blanches dans le faciès sombre. « Voulez-vous quelque chose ? »
À cette question, l’estomac de Dasein se noua sous l’aiguillon de la faim. Il hésita à lui demander un petit déjeuner. Que mettrait-on dans la nourriture qu’on lui servirait ?
La faim, c’est plus qu’avoir l’estomac vide, songea-t-il. Je peux bien me passer d’un repas.
— Ce que je voudrais, c’est savoir pourquoi vous êtes là.
— Le Docteur a pensé que je pouvais être la personne la plus sûre, expliqua Burdeaux. Moi aussi naguère, j’étais de l’extérieur. Je peux me rappeler comment ça fait.
— Ils ont tenté de vous tuer, vous aussi ?
— Monsieur !
— Bon… alors, avez-vous eu des accidents ?
— Je ne partage pas l’opinion du docteur quant aux… accidents. Autrefois… peut-être. Mais je vois maintenant à quel point je me trompais. Les habitants de cette vallée ne veulent faire de mal à personne.
— Et pourtant vous êtes ici parce que le docteur a jugé que vous étiez le plus sûr. Et vous n’avez toujours pas répondu à ma question : avez-vous eu des accidents ?
— Vous devez comprendre que lorsque vous ignorez les us de la vallée, vous risquez de vous trouver dans des… situations…
— Donc, vous avez bien eu des accidents. C’était la raison des colis secrets que vous faisiez parvenir de Louisiane ?
— Des colis secrets ?
— Pourquoi sinon les avoir fait expédier à Porterville ?
— Oh, vous êtes au courant. Burdeaux hocha la tête, eut un petit rire. « Vous n’avez jamais eu envie des spécialités culinaires de votre enfance ? J’avais l’impression que mes nouveaux amis ne comprendraient pas.
— Était-ce bien cela ? Ou bien vous êtes-vous réveillé un beau matin tremblant de terreur en songeant aux effets possibles de la nourriture Jaspée ?
Burdeaux prit alors un air renfrogné :
— Monsieur, quand j’ai débarqué ici, je n’étais qu’un négro inculte. Maintenant, je suis un Noir éduqué… et un Santarogan. Je n’ai plus ces illusions qui…
— Vous avez donc essayé de lutter contre !
— Oui… j’ai lutté contre. Mais je n’ai pas tardé à comprendre ma stupidité.
— Une illusion.
— Parfaitement. Une illusion.
Oter à un homme ses illusions, songea Dasein, c’est bisser un vide. Par quoi risquait-il d’être comblé ?
— Disons, poursuivait Burdeaux, qu’il fut un temps où j’ai partagé vos illusions.
— Il est normal de partager les illusions de sa propre société, murmura Dasein, autant pour lui-même. « Ce qui est anormal, c’est d’avoir ses illusions personnelles. »
— Remarque judicieuse, dit Burdeaux.
Il se posa de nouveau la question : Par quoi le vide est-il comblé ? Quelles sont les illusions propres aux Santarogans ?
Pour une part, il les savait incapables de voir la violence inconsciente qui provoquait des accidents visant les étrangers. La plupart d’entre eux, corrigea-t-il. Car il y avait une possibilité que Piaget commence à comprendre. Après tout, c’était lui qui avait envoyé Burdeaux. Et Jenny : « Va-t-en loin de moi ! Je t’aime ! »
Dasein se mit à voir les Santarogans sous un nouveau jour. Il y avait chez eux quelque chose de Romain… voire de Spartiate. Ils étaient renfermés, inamicaux, isolés, orgueilleux, se coupaient de tout échange d’idées susceptibles de… Il hésita sur ce point : il gardait le souvenir de la régie de TV dans la chambre de l’hôtel.
— La chambre que vous avez tenté de me cacher, dit-il. À l’auberge – celle avec les récepteurs de télévision…
— Ce n’est pas en fait à vous que nous voulions la cacher, répondit Burdeaux. En un sens, nous la cachons à nous-mêmes, et aux étrangers de passage. Il y a quelque chose d’extrêmement attirant dans le mal que déverse la télé. C’est la raison pour laquelle nos spectateurs se relaient. Mais nous ne pouvons l’ignorer. La télévision est la clé qui ouvre sur l’extérieur et ses dieux.
— Ses dieux ? Son rêve lui revint soudain à l’esprit.
— L’extérieur a des dieux fort pratiques.
— Qu’est-ce qu’un dieu pratique ?
— Un dieu pratique ? C’est un dieu qui est d’accord avec ses fidèles. C’est une façon comme une autre d’éviter de se faire conquérir, voyez-vous.
Dasein se détourna de son interlocuteur pour se perdre dans la contemplation du plafond vert. Conquérir les dieux ? Était-ce la cause de son impression de frustration lors du rêve ?
— Je ne comprends pas, murmura-t-il.
— Vous avez encore certaines des illusions de l’extérieur. Là-bas, ils n’essaient pas vraiment de comprendre l’univers. Oh, ils disent le contraire, mais en vérité ils en sont loin. Leurs actes le prouvent. Ils essaient de conquérir l’univers. Dont font partie les dieux… y compris ceux créés par l’homme.
— Faute de pouvoir les battre, ralliez-vous. Pour ne pas se faire conquérir, un dieu pratique approuve ses opposants, c’est bien ça ?
— Vous êtes aussi lucide que le disait Jenny, remarqua Burdeaux.
— Donc, les gens de l’extérieur attaquent leurs dieux.
— Tout ce qui n’est pas soumission abjecte possède une part d’agression. Vous essayez de changer un dieu : N’est-ce donc pas l’accuser d’être en désaccord avec vous ?
— Et vous tirez tout cela de la télé ?
— De la… Burdeaux gloussa. Oh non. Docteur Gil… Ça ne vous dérange pas que je vous appelle ainsi ?
Dasein se tourna pour croiser le regard interrogateur du Burdeaux. Docteur Gil. Protester eût été se montrer ridiculement collet monté. Mais Dasein sentait qu’approuver aurait signifié une reculade – la perte d’une bataille importante. Il ne voyait pourtant pas comment soulever une objection.
— Comme vous voudrez. Expliquez-moi simplement cette histoire de télévision.
— C’est… notre fenêtre sur le monde extérieur. Cet univers d’expédients permanents, on le retrouve dans la télé. Et nous le découvrons à travers elle…
— Des expédients permanents ? Dasein tenta de se soulever sur les coudes mais la douleur de ses bras brûlés le contraignit à se rallonger. Il continuait de regarder Burdeaux.
— Ma foi, bien sûr Monsieur : le monde extérieur fonctionne à coups d’expédients provisoires, Docteur Gil. Vous devez le savoir. Et le provisoire finit toujours, d’une manière ou de l’autre, par devenir définitif. La taxe temporaire, la petite guerre nécessaire, les violences momentanées, qui cesseront dès lors que certaines conditions auront disparu… l’agence gouvernementale créée pour assurer un intérim permanent…
— Alors, vous regardez les bulletins d’information pour en tirer tout ceci…
— Pas seulement les bulletins, Docteur Gil. Tous les programmes. Et nos observateurs en font des résumés écrits que… Voyez-vous, tout est télévision, là-bas : la vie, tout. Les gens de l’extérieur sont des spectateurs. Ils s’attendent à ce que tout leur arrive et ne désirent faire rien de plus que tourner un bouton. Ils veulent rester dans leur fauteuil et voir la vie venir à eux. Ils regardent le dernier film après minuit et ferment leur poste. Puis ils vont au lit et dorment – ce qui est une autre façon de se débrancher, tout comme la télé. Le problème est que leur film d’après minuit passe parfois bien plus tard qu’ils ne le pensent. Il est désespérant de ne pas être capable de s’en rendre compte, Docteur Gil. Et le désespoir mène à la violence. Un beau matin, presque tous ces pauvres gens finissent par s’apercevoir qu’ils ont raté le spectacle de la vie, malgré toute leur assiduité devant l’écran. Le spectacle n’a pas eu lieu parce qu’ils n’y ont pas joué. Ils ne sont jamais montés sur scène, n’ont jamais touché la réalité. Ce n’était qu’illusions… trompeuses. »
Dasein se pénétra du sens de ces paroles, de leurs sous-entendus. Il y avait dans les phrases de Burdeaux un terrifiant accent de vérité.
— Alors, ils se débranchent, murmura Dasein.
— C’est de la télé de bout en bout. Dasein tourna la tête, regarda dehors.
— Franchement, vous devriez manger quelque chose, Docteur Gil, reprit Burdeaux.
— Non.
— Docteur Gil, vous êtes un homme avisé pour certaines choses, mais pour d’autres…
— Ne me parlez pas d’homme avisé. Mais plutôt d’homme averti.
— La nourriture d’ici est de tout premier ordre. J’irai la chercher et vous servirai moi-même. Vous n’avez pas à craindre de…
— J’ai suffisamment été échaudé…
— Il ne faut pas extrapoler. Docteur Gil.
— Win, je vous admire et je vous fais confiance. Vous m’avez sauvé la vie. Rien ne vous poussait à le faire mais vous l’avez fait. C’est pour cela que le Docteur Piaget vous a envoyé ici. Mais un accident pourrait arriver – même avec vous.
— Vous me blessez de parler ainsi, Docteur Gil. Je ne suis pas du genre à étreindre d’une main pour étrangler de l’autre.
Dasein soupira. Il avait offensé Burdeaux mais avait-il le choix… Il prit soudain conscience qu’il était assis sur un genre de bombe bien particulier. Santaroga avait cessé ses attaques contre lui, probablement à cause de son actuelle impuissance. Mais la communauté était fort capable de se remettre à élaborer des accidents dès lors qu’il voudrait sortir des voies permises.
Tout ce qu’il voulait à l’heure actuelle, c’était partir loin d’ici. C’était une envie désespérée même s’il savait sans doute possible qu’elle devait se trouver sur la liste des interdictions.
La porte s’ouvrit derrière Burdeaux. Une infirmière entra à reculons, tirant un chariot. Elle se retourna. Jenny !
Ignorant ses brûlures, Dasein se souleva sur les coudes.
Jenny le considérait avec une expression bizarrement douloureuse. Ses lèvres pleines s’arrondissaient comme si elle faisait la moue. Elle avait noué ses longs cheveux bruns en un chignon strict. Elle portait un uniforme blanc, des bas et des souliers blancs aussi – pas de toque.
Dasein déglutit.
— Miss Jenny, dit Burdeaux. Qu’avez-vous sur ce chariot ?
Elle parla, sans quitter des yeux Dasein.
— De quoi nourrir cet idiot. J’ai tout préparé moi-même.
— Je viens d’essayer de le persuader de manger, mais il ne veut rien entendre.
— Voudriez-vous nous laisser seuls un moment, Win ? Je désire…
— Le docteur a dit que je ne devais pas…
— Win, s’il vous plaît ? Elle se tourna vers lui, implorante.
Burdeaux avala sa salive.
— Bon… puisque c’est vous…
— Merci, Win.
— Vingt minutes, l’avertit-il. Je serai juste dehors dans le couloir si vous avez besoin de m’appeler.
— Merci, Win.
Elle reporta son attention vers Dasein. Burdeaux quitta la chambre, referma la porte sans bruit.
Dasein ouvrit la bouche :
— Jen, je…
— Tais-toi ! le coupa-t-elle. Ne commence pas à gâcher tes forces. Oncle Larry a dit…
— Je ne vais pas manger ici, termina-t-il.
Elle tapa du pied.
— Gil, tu fais…
— Je fais l’idiot. Mais l’important est que je sois vivant.
— Mais regarde-toi ! Regarde…
— Comment va Harry Scheler ?
Elle hésita, puis :
— Il s’en tirera. Avec quelques cicatrices – tout comme toi, d’ailleurs, mais tu…
— Ont-ils pu découvrir ce qui s’est produit ?
— C’était un accident.
— C’est tout ? Rien qu’un accident ?
— Ils ont parlé vaguement de rupture de la conduite d’essence après la pompe, de mauvaise connexion électrique sur l’un des phares et de…
— Un accident. Je vois. Il se laissa retomber sur son oreiller.
— Je t’ai fait des œufs pochés et des toasts avec du miel, dit Jenny. Il faut que tu manges quelque chose pour te…
— Non !
— Gil !
— J’ai dit : non.
— De quoi as-tu peur ?
— D’un autre accident.
— Mais j’ai tout préparé moi-même !
Il tourna la tête, la regarda dans les yeux et dit d’une voix basse :
— Va-t-en loin de moi. Je t’aime.
— Gilbert !
— C’est toi qui l’as dit, lui rappela-t-il.
Elle pâlit. S’appuya contre un chariot ; elle tremblait.
— Je sais, dit-elle dans un souffle. Parfois, je peux sentir le… Elle leva les yeux, les larmes ruisselaient sur son visage. « Mais c’est vrai que je t’aime. Et tu es blessé. Je veux m’occuper de toi. J’ai besoin de m’occuper de toi. Regarde. » Elle souleva le couvercle de l’un des plats, prit une cuillère, le goûta.
— Jenny, murmura Dasein. Cette expression blessée sur son visage, l’intensité de son amour pour elle – il aurait voulu la serrer dans ses bras pour…
Jenny écarquilla soudain les yeux. Elle porta les deux mains à sa gorge. Sa bouche s’ouvrit mais aucun son n’en sortit.
— Jenny !
Elle hocha la tête, les yeux exorbités.
Dasein rejeta ses couvertures, grimaça car ce mouvement avait réveillé la douleur le long de ses bras. Mais il l’ignora, posa les pieds sur le sol dallé et froid, se redressa. Une onde de vertige le prit.
Jenny reculait vers la porte, les mains toujours sur la gorge.
Dasein se rua vers elle, la chemise de nuit lui battait les genoux. Il avait du mal à se mouvoir, ses jambes étaient comme du coton.
Brusquement, Jenny glissa jusqu’au sol.
Dasein, se souvenant de Burdeaux, hurla : « À l’aide ! Win ! À l’aide ! » Il trébucha, se rattrapa au chariot qui se mit à rouler…
Dasein se retrouva le derrière par terre lorsque la porte s’ouvrit à la volée. Burdeaux était là, l’air ahuri ; puis il aperçut Jenny qui gisait les yeux fermés, les genoux relevés, haletante.
— Appelez le docteur, croassa Dasein. Il y avait quelque chose dans la nourriture. Elle en a goûté un…
Burdeaux avait déjà compris. Il fit demi-tour, se rua dans le couloir sans refermer la porte.
Dasein se mit à ramper vers Jenny.
La chambre ondulait et tanguait autour de lui. Ses bras relançaient. La respiration de Jenny était sifflante… il aurait voulu se précipiter vers elle mais il n’en avait pas la force. Il n’avait avancé que d’un mètre lorsque Piaget surgit, Burdeaux dans son sillage.
Le visage blanc comme un linge, le médecin s’agenouilla près de Jenny. Désignant Dasein, il dit :
— Remettez-le au lit.
— La nourriture sur le chariot, dit Dasein d’une voix rauque. Elle y a goûté.
Une infirmière, blonde sous sa toque empesée, poussa un chariot d’urgence dans la chambre, se pencha sur l’épaule de Piaget. Ils disparurent de la vue de Dasein tandis que Burdeaux le soulevait pour le déposer sur le lit.
— Vous restez ici. Docteur Gil, dit Burdeaux. Il se tourna vers la scène près de la porte.
— Réaction allergique, disait Piaget. Suffocation. Il va falloir l’intuber.
L’infirmière passa quelque chose à Piaget, affairé auprès de Jenny ; il tournait le dos à Dasein.
— Atropine, dit le médecin.
Il saisit encore quelque chose.
Dasein avait du mal à voir clairement la scène. La terreur lui nouait la gorge. Pourquoi suis-je si faible ? se demanda-t-il. Puis : Mon Dieu, elle ne peut pas mourir. Je vous en supplie, sauvez-la.
D’autres visages s’encadrèrent dans la porte, étonnés, silencieux.
Piaget leva les yeux, dit :
— Allez me chercher un brancard.
Quelques visages disparurent. On entendit un roulement dans le corridor. Piaget se redressa :
— C’est tout ce que je puis faire. Mettez-la sur le brancard – la tête plus bas que les pieds. Puis, s’adressant à Dasein :
— Qu’a-t-elle mangé ?
— Elle a pris… Dasein montra du doigt le chariot de nourriture. « Je ne sais pas, elle a soulevé le couvercle, là. Des œufs ? »
Piaget fit un pas vers le chariot, saisit un plat, le renifla. En se déplaçant, il avait dégagé la vue de la porte. Dasein aperçut une infirmière et deux brancardiers qui soulevaient Jenny et la portaient dehors. Il entrevit son visage, pâle ; un tube lui sortait de la bouche.
— C’était du poison ? interrogea Burdeaux d’une voix sourde.
— Bien sûr que c’était du poison ! dit Piaget d’un ton sec. « Il a les effets de l’aconit. » Il se précipita dehors, l’assiette à la main.
Dasein écouta le bruit des roues du brancard, les pas pressés qui s’éloignaient dans le couloir, puis Burdeaux referma la porte, étouffant les sons.
Le corps trempé de sueur, Dasein laissa Burdeaux le border, sans résistance.
— Pendant un moment, tout à l’heure, dit Burdeaux, j’ai bien cru que c’était vous… qui l’aviez…
Elle ne peut pas mourir, se répétait Dasein.
— Je suis désolé, poursuivit Burdeaux. Je sais que vous ne lui feriez pas de mal.
— Elle ne peut pas mourir, murmura Dasein.
Il leva les yeux et vit deux traînées de larmes qui brillaient sur les joues sombres de Burdeaux. Ce spectacle provoqua chez lui une étrange réaction de colère. Il la sentait bouillonner en lui sans pouvoir la contrôler. De la rage ! Elle n’était pas dirigée contre Burdeaux mais contre l’essence désincarnée de Santaroga, cette chose collective qui avait tenté d’utiliser la femme qu’il aimait pour le supprimer. Il fusilla Burdeaux du regard.
— Le Docteur Larry ne laissera rien arriver à Jenny. Il va… Puis il vit l’expression de Dasein et recula instinctivement.
— Sortez d’ici ! croassa Dasein.
— Mais le Docteur m’a dit de…
— Le Docteur Gil vous dit de foutre le camp !
Le visage de Burdeaux prit une expression têtue.
— Je ne vais pas vous laisser tout seul.
Dasein se laissa retomber. Que pouvait-il faire ?
— Vous avez fait une très mauvaise réaction la nuit dernière, expliqua Burdeaux. On a dû vous donner du sang. Il ne faut pas que vous restiez seul.
On m’a fait une transfusion ? Pourquoi ne pas m’avoir tué à ce moment ? Ils m’ont sauvé pour Jenny !
— Vous avez tous tant d’égards pour Jenny, dit Dasein. Mais vous l’auriez laissée me tuer. Et se détruire par la même occasion, mais qu’importe ? Sacrifier Jenny, tel était votre verdict, bande…
— C’est insensé. Docteur Gil.
— Aussi vite qu’elle était venue, la colère de Dasein disparut. Pourquoi s’attaquer au pauvre Win ? Pourquoi s’attaquer à eux ? Ils ne voyaient pas la poutre qu’ils avaient dans l’œil. Il se sentit abattu. Bien sûr que ça devait lui paraître insensé. Ce qui était raison pour une société était déraison pour une autre.
Dasein maudissait la faiblesse qui l’avait envahi.
— Une mauvaise réaction.
Il se demanda ce qu’il ferait si Jenny venait à mourir. Ses sentiments étaient curieusement partagés – une partie de lui-même se lamentait à cette idée, une autre bouillait de rage face au destin qui l’avait acculé dans ce coin… une autre enfin, qui analysait sans cesse…
Quelle part dans sa réaction de choc pouvait-elle être attribué au Jaspé ? Avait-il été sensibilisé au produit de la même façon que les Santarogans ?
Ils me tueront dans l’heure si Jenny disparaît.
Burdeaux parla :
— Je vais rester assis près de la porte. N’hésitez pas à m’appeler si vous désirez quoi que ce soit.
Il s’assit face à Dasein, croisa les bras – un vrai gardien.
Dasein ferma les yeux et pensa : Jenny, je t’en prie, ne meurs pas. Il se souvint de Piaget lui expliquant comment Harry Scheler avait perçu la mort de son frère.
Une place vide.
Et moi, comment puis-je percevoir Jenny ? Il était troublé de ne pouvoir scruter en lui-même, découvrir Jenny, se rassurer de sa présence. Une assurance qui n’avait pas de prix. Elle devait être là. C’était une chose dont n’importe quel Santarogan était capable.
Mais je ne suis pas un Santarogan.
Dasein sentit qu’il était en équilibre sur le fil du rasoir : d’un côté, le vaste océan inconscient de l’univers qui l’avait vu naître ; de l’autre – ici même, ce lac aux eaux vertes – serein, retenu, dont la moindre gouttelette percevait ses semblables.
Il entendit une porte s’ouvrir, la tempête se lever sur l’océan d’inconscience, la brise rider la surface du lac. La sensation d’équilibre précaire disparut. Dasein ouvrit les yeux.
Piaget était debout au milieu de la chambre. Il avait un stéthoscope autour du cou. Des cernes de fatigue marquaient ses yeux. Il considérait Dasein l’air soucieux.
— Jenny ? murmura Dasein.
— Elle vivra. Mais il était moins une.
Dasein ferma les yeux, inspira profondément. « Combien d’accidents identiques allons-nous encore endurer ? » Il rouvrit les yeux, croisa le regard de Piaget.
Burdeaux s’approcha du médecin et dit :
— Il n’a pas cessé de dire des choses insensées, Docteur Larry.
— Win, voudriez-vous nous laisser seuls un moment ?
— Vous êtes sûr ? Burdeaux regarda Dasein de travers.
— S’il vous plaît. Il tira une chaise, s’assit près du lit, face à Dasein.
— Je reste à la porte, annonça Burdeaux. Il sortit, referma.
— Vous avez vexé Win, ce qui n’est pas facile à faire, remarqua Piaget.
— Vexé… Dasein resta sans voix. Puis il dit : « C’est tout ce que vous avez retenu des événements ? »
Piaget baissa les yeux, considéra sa main droite, la serra, la rouvrit. Il hocha la tête.
— Je n’avais pas l’intention de paraître frivole, Gilbert. Je… Il leva les yeux vers son interlocuteur. « Il doit exister une explication raisonnable, rationnelle. »
— Vous ne pensez pas que le terme accident puisse tout expliquer ?
— La prédisposition aux accidents…
— Nous savons l’un et l’autre que cette notion de prédisposition aux accidents, dans le sens commun du terme, n’a aucune réalité.
Piaget joignit le bout des doigts, s’adossa contre son siège. Il pinça les lèvres puis dit :
— Eh bien, du point de vue psychiatrique…
— Balivernes ! aboya Dasein. Vous êtes prêt à retomber dans le vieux cliché de la “tendance névrotique à l’autopunition”, cette défaillance dans le contrôle du moi. Mais comment aurais-je pu avoir un contrôle sur les travaux de réfection du pont ? Ou sur ce gamin avec son arc et sa flèche…
— Un gamin avec un arc et une flèche ?
Envoyant au diable sa promesse, Dasein lui narra l’incident du camping puis ajouta : « Et que faites-vous du pont de levage et de l’incendie ? Sans parler du poison dans la nourriture que Jenny… Jenny, elle ! Le plat qu’elle avait…
— D’accord ! Vous êtes fondé à…
— Fondé ? Mais c’est tout un syndrome que j’ai sous les yeux. Santaroga essaie de m’assassiner. Vous avez déjà tué un pauvre garçon apparemment innocent. Vous avez failli tuer Jenny. À qui le tour ?
— Au nom du ciel, pourquoi irions-nous…
— Pour éliminer une menace. N’est-ce donc pas évident ? Je suis une menace.
— Oh, écoutez vraiment…
— Vraiment ! Ou bien puis-je sans problème faire quitter à Jenny cette vallée de fous et battre le rappel contre vous ?
— Jenny ne quittera jamais sa… Il marqua une pause. Battre le rappel ? Que voulez-vous dire ?
— Bon. Qui fait pleurer les anges ? Vous clamez que vous aimez Jenny, que vous ne laisseriez rien lui arriver. Et pourtant quoi de plus terrible pour elle que d’en faire l’instrument de ma propre mort ?
Piaget pâlit, suffoqua.
— Elle… Il doit y avoir… Que voulez-vous dire par battre le rappel ?
— Un Inspecteur du Travail est-il jamais venu jeter un œil sur la situation des enfants dans votre école ? Et le Ministère de la Santé ? Vos rapports ne mentionnent aucune maladie mentale à Santaroga.
— Gilbert, vous ne savez pas ce que vous dites.
— Ah non ? Et la propagande antigouvernementale dans votre journal ?
— Nous ne sommes pas contre le gouvernement, Gilbert, nous sommes…
— Quoi ? Bon sang, je n’ai jamais vu un tel…
— Laissez-moi finir, je vous en prie. Nous ne sommes pas contre le gouvernement. Nous sommes contre l’extérieur. C’est loin d’être la même chose.
— Vous pensez qu’ils sont tous… cinglés ?
— Nous pensons qu’ils vont tous finir par se bouffer entre eux.
De la folie, de la folie, songea Dasein. Il leva les yeux au plafond. Son corps était trempé de sueur. Il s’était impliqué avec tant d’ardeur dans sa discussion avec Piaget…
— Pourquoi avoir envoyé Burdeaux pour me surveiller ?
Piaget haussa les épaules.
— Je… pour éviter tout risque au cas où vous auriez raison dans votre…
— Et vous avez pris Burdeaux pour ça. Dasein considéra Piaget. Il semblait à l’agonie, serrait et desserrait nerveusement les mains.
— Les raisons me paraissent évidentes, finit-il par dire.
— Vous ne pouvez pas vous permettre de me laisser quitter la vallée, n’est-ce pas ?
— Vous n’êtes pas physiquement en état de…
— Le serai-je jamais ? Piaget affronta son regard.
— Comment puis-je vous prouver que vraiment nous…
— Existe-t-il ici un endroit quelconque où je sois à l’abri des accidents ?
— À l’abri… Piaget hocha la tête.
— Vous désirez me prouver l’honnêteté de vos intentions ?
Piaget pinça les lèvres, puis répondit :
— Il existe bien une chambre d’isolement… En terrasse – avec cuisine, et tout le confort… si vous…
— Burdeaux pourrait-il m’y monter sans me tuer ?
Piaget soupira.
— Je vous y conduirai moi-même dès que j’aurai…
— Burdeaux.
— Comme vous voudrez. On peut vous déplacer en fauteuil roulant.
— Je marcherai.
— Vous n’avez pas assez de force pour…
— Je trouverai la force. Burdeaux peut m’aider.
— Très bien. Quant à la nourriture, nous pouvons…
— Je mangerai des conserves prises au hasard sur le rayon d’un supermarché. Burdeaux pourra faire mes courses en attendant que je…
— Bon, écoutez…
— C’est ainsi que je veux que ça se passe, docteur. Il m’apportera un large éventail de produits et j’y piocherai au hasard.
— Vous prenez des précautions inutiles…
— Faisons un essai, nous verrons bien combien d’accidents se produiront.
Piaget le dévisagea un moment puis dit :
— Comme vous voudrez.
— Et Jenny ? Quand pourrai-je la voir ?
— Elle a subi un sérieux choc nerveux, sans parler du traumatisme digestif. À mon avis, elle doit se passer de visites pendant plusieurs jours, tant que…
— Je ne quitterai pas cette chambre d’isolement tant que je ne vous aurai pas convaincu, rétorqua Dasein. Quand pourra-t-elle monter me voir ?
— Il faudra plusieurs jours. Il pointa du doigt. « Maintenant, écoutez Gilbert – vous n’allez pas faire sortir Jenny de la vallée. Elle ne consentira jamais à… »
— Laissons-la en décider elle-même.
— Très bien. Vous verrez. Il se dirigea vers la porte, l’ouvrit. « Win ? »
Burdeaux passa devant Piaget et pénétra dans la chambre.
— Il persiste à dire n’importe quoi. Docteur Larry ?
— Nous allons faire une expérience, Win. Pour des raisons médicales concernant le Dr Dasein, et pour le bien-être de Jenny, nous allons l’installer dans la chambre d’isolement. Piaget désigna du pouce le plafond. « Il veut que vous l’y emmeniez. »
— Je vais chercher un fauteuil roulant.
— Le Dr Dasein veut essayer de marcher.
— Il en est capable ? Burdeaux considéra Dasein l’air perplexe. « Il était trop faible pour se tenir debout rien qu’un instant… »
— Le Dr Dasein semble compter sur vos forces. Pensez-vous y arriver ?
— Je pourrais le porter, mais ça me semble…
— Traitez-le avec autant de précautions qu’un bébé sans défense.
— Puisque vous le dites, Docteur Larry. Burdeaux s’approcha du lit, aida Dasein à s’asseoir sur le bord. L’effort lui déclencha le vertige. La pièce se mit à tourner. Il entrevit Piaget qui se dirigeait vers la porte, l’ouvrait, attendait, les yeux fixés sur Burdeaux.
— Je vais porter ailleurs mon influence néfaste, dit le médecin. « J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient, Gilbert, à ce que je vous examine d’ici quelque temps – d’une façon toute professionnelle ? »
— Pour autant que j’aie le dernier mot sur ce que vous comptez me faire.
— Je dois simplement vous avertir qu’il faudrait changer vos pansements.
— Win peut-il s’en charger ?
— Votre confiance en Win est très touchante. Je suis certain qu’il en est impressionné.
— Peut-il…
— J’en suis certain – s’il suit mes instructions.
— Dans ce cas, c’est parfait.
Soutenu par Burdeaux, Dasein se leva en titubant. Il se retrouva debout, haletant, appuyé contre le Noir. Piaget sortit en laissant la porte ouverte.
— Vous êtes sûr d’y arriver, monsieur ?
Dasein tenta de faire un pas. Ses genoux étaient comme de la guimauve. Il se serait certainement écroulé sans le soutien de Burdeaux.
— Faut-il prendre l’ascenseur ? demanda Dasein.
— Oui monsieur. Il est juste en face.
— Eh bien allons-y.
— Oui monsieur. Excusez-moi monsieur. Burdeaux se pencha, prit Dasein dans les bras, se tourna pour franchir le seuil.
Dasein entrevit le visage étonné d’une infirmière qui descendait le corridor. Il se sentait idiot, impuissant – entêté. L’infirmière fronça les sourcils, regarda Burdeaux, qui l’ignora. Du coude, il pressa le bouton d’appel. L’infirmière poursuivit sa marche, en claquant des talons.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent en chuintant.
Burdeaux le porta à l’intérieur, pressa le bouton marqué « Terrasse ».
Dasein sentit sa gorge s’assécher lorsque les portes de la cabine se refermèrent. Il leva les yeux vers le plafond couleur crème, le plafonnier oblong en verre dépoli et pensa : Ils n’ont pas hésité à sacrifier Jenny. Pourquoi prendraient-ils des gants avec Burdeaux ? Et si l’ascenseur se décrochait ?
Il y eut un bourdonnement assourdi. Dasein sentit la cabine monter. Puis les portes s’ouvrirent et Burdeaux le traîna dehors. Il entrevit une antichambre aux murs crème, une porte en acajou portant une plaque « Isolement ». Ils se retrouvèrent à l’intérieur.
C’était une longue pièce meublée de trois lits dont les fenêtres donnaient sur un toit goudronné. Burdeaux déposa Dasein sur le lit le plus proche, recula. « La cuisine est par là », annonça-t-il en désignant une porte battante à l’autre bout de la pièce. « Et la salle de bains, de ce côté. » Sa porte était en face du lit de Dasein. Il y en avait deux autres à droite de celle-ci. « Les autres portes donnent sur une penderie et dans un labo. C’est ce que vous vouliez, Docteur ? »
Dasein croisa le regard calculateur de Burdeaux, répondit :
— Il faudra bien que ça aille. Il esquissa un sourire lugubre, puis lui expliqua ses dispositions pour la nourriture.
— Des conserves, monsieur ?
— Je me repose sur vous, je le sais. Mais vous avez été… comme moi… autrefois. Je crois que vous sympathisez avec moi… au niveau inconscient. Je compte aussi là-dessus… Il eut un imperceptible haussement d’épaules.
— Le Docteur Larry est-il d’accord ?
— Oui.
— Je me contente de prendre des boîtes sur un rayon… au hasard.
— Absolument.
— Ma foi, ça paraît complètement idiot, monsieur… mais je ferai ainsi. Il quitta la pièce en marmonnant.
Dasein se glissa tant bien que mal sous les couvertures, resta quelques instants immobiles pour reprendre ses forces. Il pouvait apercevoir derrière le bord du toit le sommet d’une rangée d’arbres – de grands sapins – et le ciel bleu sans nuages. La chambre inspirait le calme. Dasein soupira. L’endroit était-il réellement sûr ? C’était un Santarogan qui l’avait choisi. Mais un Santarogan assailli par le doute…
Pour la première fois depuis des jours, Dasein sentit qu’il pouvait se décontracter. Une profonde lassitude l’envahit.
D’où provient cette faiblesse anormale ?
C’était bien autre chose qu’une réaction de choc, ou qu’une conséquence de ses blessures. On aurait dit une blessure de l’âme, une atteinte de tout son être. Qui touchait tous ses muscles, les forçait à l’inactivité.
Dasein ferma les yeux.
Dans l’obscurité pourpre de ses paupières closes, Dasein se sentit frémir ; son moi, terrifié, se repliait en position fœtale. Il ne faut pas bouger, se dit-il. Bouger peut être synonyme d’un désastre pire que la mort.
Un tremblement incontrôlable s’empara de ses jambes et de ses hanches, il claquait des dents. Il se força au calme, rouvrit les yeux, regarda le plafond.
C’est une réaction au Jaspé, pensa-t-il.
Il en sentait l’odeur dans la chambre. L’arôme lui titillait les sens. Il renifla, se tourna vers la tablette métallique proche du lit, le tiroir entrouvert. Il l’ouvrit jusqu’à la butée, roula sur le côté pour pouvoir jeter un coup d’œil à l’intérieur :
Vide.
Mais il avait dû contenir quelque chose de Jaspé. Et récemment. Quoi ?
Dasein scruta la chambre du regard. Une chambre d’isolement, avait dit Piaget. Isolement de quoi ? Pour quoi ? Ou contre quoi ?
Il déglutit, se laissa retomber sur l’oreiller.
Il fut repris par cette délicieuse et terrifiante lassitude. Il sentit les flots verts de l’inconscience prêts à se refermer sur lui. Avec un effort de volonté désespéré il se força à garder les yeux ouverts.
Quelque part, tapie dans l’ombre, une présence funeste gémit.
Un dieu sans visage ricanait. La porte d’entrée s’ouvrit.
Dasein se contraignit à l’immobilité de peur que le moindre mouvement de tête ne le fasse couler sous les flots montants de l’inconscience dans lesquels il se noierait…
Piaget pénétra dans son champ visuel. Il se penchait pour l’examiner. Le médecin lui souleva la paupière gauche, examina l’œil.
— Je veux bien être pendu si vous n’êtes pas encore en train de lutter contre, remarqua-t-il.
— Contre quoi ? murmura Dasein.
— J’étais pratiquement certain que vous ne tiendriez pas le coup avec une telle dépense d’énergie, vu votre état. Il va falloir vous alimenter sous peu, vous savez.
Dasein prit soudain conscience de la douleur – de ce vide en lui. Il s’y raccrocha. Elle l’empêchait de céder aux vagues vertes qui l’enveloppaient.
— Vous savez quoi… reprit Piaget et il sortit de son champ visuel. Il y eut un crissement, un gémissement. « Je vais rester assis ici et vous surveiller en attendant que Win remonte avec de quoi gaver l’entêté que vous êtes. Je ne poserai pas la main sur vous et je ne laisserai personne d’autre vous toucher. Vos pansements peuvent attendre. Le plus important est que vous vous reposiez – dormez si vous le pouvez. Cessez de lutter. »
Dormir ! Seigneur, comme cette lassitude était attirante.
Lutter contre quoi ?
Il essaya de reformuler sa question, n’en trouva pas la force ; toute son énergie se concentrait à s’accrocher au minuscule noyau de lucidité qui scintillait au milieu du plafond couleur crème.
— Ce contre quoi vous luttez, expliqua Piaget sur le ton de la conversation, c’est ce marais auquel vous voulez vous arracher. Mais la boue vous englue. C’est ce qui me conduit à penser que votre théorie possède peut-être un noyau de vérité – qu’un reste de violence s’accroche encore à nous, nous tire en fait vers l’obscurité.
La voix de Piaget était un ronronnement hypnotique. Ses phrases se frayaient un chemin sinueux à la lisière de sa conscience.
« …une expérience de domestication… » « …arraché à l’extase, cette condition déterminée… » « …il convient de restructurer le sens de l’identité… » « …rien de neuf : l’humanité a toujours eu des problèmes de cet ordre… » « …une manière d’expérience religieuse – la création d’un nouvel ordre de théo-botanistes… » « …ne pas se dérober devant la vie ou la conscience de la vie… » « …vers une société qui évolue progressivement, se développe en fonction des besoins collectifs… »
L’un des dieux sans visage murmurait dans le crâne de Dasein en un souffle tonitruant : « Voici le commandement que je te donne : Un homme pauvre ne peut se permettre d’avoir des principes et un homme riche peut s’en passer.
Dasein reposait maintenant sur un hamac de silence.
La crainte du mouvement l’envahissait.
Il percevait en lui une présence cosmique. Mais il gisait loin au-dessus. Quelque chose lui fit signe. Une présence familière. L’univers habituel. Il fut repoussé. L’endroit grouillait de formes déguisées qui tentaient de cacher un amoncellement de faux-semblants, de machinations, de masques brisés. Pourtant le signal subsistait. C’était un endroit dans lequel sa place était faite, auquel il pourrait s’adapter. Il sentit qu’il tentait de l’atteindre avec l’exubérance que donne la récompense méritée… fit marche arrière. L’amoncellement. Tout autour de lui, comme un drap jeté sur l’existence, un ennui sirupeux – apaisant, cajolant, sucré…
Et toujours, ce signal.
L’attrait en était inépuisable, l’appât d’un feu d’artifice somptueux, une palette éclaboussée de couleurs vives.
Ce n’était qu’un piège.
Il s’en rendit compte – une accumulation de clichés qui l’appelaient, une suite de réflexes en conserve. Un univers haïssable.
Quel univers ? se demanda-t-il. Santaroga… ou bien l’extérieur ? Quelque chose lui saisit l’épaule. Il hurla.
Dasein se réveilla : il gémissait, grognait. Il lui fallut un moment pour se ressaisir. Où étaient passés les dieux sans visage ?
Piaget était penché sur lui, une main sur son épaule.
— Vous avez fait un cauchemar. Il retira sa main. « Win est là avec les provisions – si l’on peut dire. »
La souffrance lui noua l’estomac.
Burdeaux était à sa droite, contre le lit voisin. Dessus, un carton empli de boîtes de conserve.
— Apportez-moi un ouvre-boîte et une cuillère, dit Dasein.
— Dites-moi juste ce que vous voulez et je l’ouvrirai, répondit Burdeaux.
— Je le ferai moi-même. Il se haussa sur les coudes. Le mouvement provoqua des élancements dans ses bras mais il se sentait mieux – comme s’il avait puisé des forces dans son désespoir.
— Suivez ses caprices, dit Piaget comme Burdeaux hésitait.
Ce dernier haussa les épaules et sortit par la porte face au lit.
Dasein rejeta ses couvertures, posa les pieds par terre. Il repoussa Piaget, s’assit. Ses pieds étaient en contact avec le dallage froid. Il prit une profonde inspiration, et tituba jusqu’au lit adjacent. Il avait les genoux plus solides mais il sentait la faiblesse de ses ressources.
Burdeaux reparut, lui tendit un ouvre-boîte mécanique.
Dasein s’assit près du carton, en sortit une grosse boîte verte, sans même regarder l’étiquette. Il fit tourner l’ouvre-boîte autour du couvercle, saisit la cuillère que lui offrait Burdeaux, souleva la rondelle métallique.
Des haricots.
Une odeur de Jaspé s’échappait de la boîte. Dasein consulta l’étiquette : « Conditionné par la Coopérative de Jaspé. » Il y avait un numéro de licence, une date – un an plus tôt – et un avertissement : « Vente en dehors de l’État interdite. Exposé : DEC. 64. »
Dasein contempla la boîte, étonné : du Jaspé ? Ce n’était pas possible. Le produit ne supportait pas le transport. Il ne pouvait être conservé en dehors de…
— Un ennui ? s’enquit Piaget.
Dasein étudia la boîte : Brillant du métal, couleurs vives de l’étiquette.
On pouvait y lire : « Haricots et Bœuf en sauce », en lettres jaunes.
Dasein ignora l’arôme attirant, examina le carton. Il essayait de se rappeler s’il avait ou non entendu le chuintement caractéristique d’un emballage sous vide lorsqu’il l’avait ouverte. Impossible.
— Il y a un problème ? insista Piaget.
— Il ne peut pas y avoir de problème, dit Burdeaux. Tout provient du stock privé.
Dasein leva les yeux. Toutes les boîtes contenues dans le carton portaient la marque de la Coopé. Stock privé ?
— Tenez, dit Piaget. Il prit la boîte et la cuillère des mains de Dasein, goûta les haricots, sourit. Il lui restitua le tout. Dasein s’en empara machinalement.
— Il n’y a rien d’anormal là-dedans, dit Piaget.
— Vaudrait mieux pas, constata Burdeaux. Ça vient de la réserve de Pete Maja ; droit sorti de son stock privé.
— C’est du Jaspé, coassa Dasein.
— Naturellement que c’en est. Mis en conserve sur place pour la consommation locale. Et stocké ici pour préserver ses principes actifs, expliqua Piaget. Mais ça ne tient pas longtemps une fois ouvert, toutefois. Vous feriez mieux de commencer à manger. Doit rester cinq, dix minutes peut-être. Il eut un petit rire. « Une chance que vous soyez ici. Si vous aviez ouvert cette boîte à l’extérieur, elle n’aurait pas tenu plus de quelques secondes. »
— Pourquoi ?
— Environnement hostile. Allez, mangez donc. Vous m’avez vu en prendre. Ça ne m’a rien fait.
Dasein tâta la sauce du bout de la langue. Une douce sensation se répandit dans son palais, descendit dans sa gorge. C’était délicieux. Il enfourna une pleine cuillère, l’engloutit.
Le Jaspé éclata dans son estomac.
Il se tourna, les yeux écarquillés, vers Burdeaux, croisa son regard extasié – ces yeux brun sombre dans lesquels scintillaient des paillettes d’or, tels des gris-gris africains. Il reporta son attention sur la boîte. Regarda dedans.
Vide.
Dasein éprouva une étrange sensation de souvenir – comme si l’on rembobinait un magnétophone – piaillement de la mémoire : sa main qui vidait le contenu de la boîte dans un mouvement de piston. Un bruit diffus de déglutition.
Il comprit l’origine de cette sensation d’éclatement : c’était une explosion de lucidité. Il n’avait plus faim.
Mon corps agit. Une sensation d’émerveillement l’envahit. Mon corps agit.
Piaget ôta la boîte et la cuillère de ses doigts sans résistance. Burdeaux l’aida à se recoucher, remonta les couvertures, le borda.
Mon corps agit, pensait Dasein.
Il y avait eu ce signal de mise en action – la perception que l’effet du Jaspé s’atténuait… et sa conscience s’était obscurcie.
— Là, dit Piaget.
— Et les bandages ? demanda Burdeaux.
Piaget examina le pansement qui couvrait la joue de Dasein, se pencha pour le renifler, se redressa.
— Ce soir, peut-être.
— Vous m’avez pris au piège, c’est ça ? dit Dasein, levant les yeux vers Piaget.
— Et le voilà reparti, protesta Burdeaux.
— Win ! Je sais que vous avez pas mal de choses à faire. Si vous vous en occupiez tout de suite pour nous laisser, Gilbert et moi ? Vous pourrez revenir vers six heures si vous voulez.
— Je pourrais appeler Willa et lui dire de…
— Inutile de déranger votre fille. Allez donc…
— Mais, si…
— Il n’y a aucun danger.
— Si vous le dites. Burdeaux se dirigea vers l’antichambre, s’arrêta un instant pour considérer Dasein, puis sortit.
— Que vouliez-vous me dire que ne puisse entendre Win ?
— Et le revoilà reparti, railla Piaget, pastichant Burdeaux.
— Il doit y avoir quelque chose que…
— Je n’ai aucun secret pour Burdeaux !
— Vous l’avez pourtant envoyé pour me surveiller… parce qu’il était spécial. Il inspira profondément. Il se sentait l’esprit clair, éveillé. « Win était… sûr, pour moi. »
— Win mène sa propre existence et vous venez interférer. Il…
— Pourquoi était-il sûr ?
— C’est votre impression. Pas la mienne. Win vous a sauvé d’une chute fatale. Vous avez nettement fait preuve d’empathie vis-à-vis de…
— Il est venu de l’extérieur. Il était comme moi… avant.
— Bien des nôtres viennent de l’extérieur.
— Vous aussi ?
— Non, mais…
— Comment fonctionne réellement le piège ?
— Il n’y a pas de piège !
— Quels sont les effets du Jaspé ?
— À vous de vous poser la question.
— Techniquement… docteur ?
— Techniquement ?
— Comment agit-il ?
— Oh. Entre autres choses, il accélère la catalyse des transmetteurs chimiques dans le système nerveux : la 5-hydroxy-triptamine et la sérotonine.
— Des modifications dans les cellules de Golgi ?
— Absolument aucune. Il agit en brisant les systèmes de blocage, développe la faculté de représentation de l’esprit, accentue les processus de formulation consciente. Vous avez la sensation d’avoir comme une meilleure mémoire, une mémoire perfectionnée. Ce n’est pas vrai, bien sûr, ce n’est qu’une impression. Ou plutôt une conséquence annexe de la vitesse avec laquelle…
— La faculté de représentation, répéta Dasein. Que se passe-t-il lorsqu’un individu est incapable d’affronter tous ses souvenirs ? Il existe parfois des souvenirs extrêmement désagréables, honteux… voire dangereusement traumatisants…
— Nous avons nos échecs.
— Des échecs dangereux ?
— Parfois.
Dasein ferma la bouche – une réaction instinctive. Il respira par le nez. Profondément. L’odeur du Jaspé assaillit ses sens. Il tourna les yeux vers le carton plein de conserves posé sur le lit.
Le Jaspé. Le carburant de la conscience. Une substance dangereuse. Une drogue de mauvais augure. Les fantasmes de l’imagination lui traversaient l’esprit. Il se tourna, surprit chez Piaget un regard ahuri.
— Vous ne pouvez pas y échapper, ici dans la vallée, n’est-ce pas ?
— Qui le voudrait ?
— Vous espérez me voir rester ; et peut-être vous aider à soigner vos échecs.
— Il y a certainement du travail à faire.
La colère s’empara de Dasein :
— Comment puis-je réfléchir ? Je ne peux échapper à cette odeur de…
— Du calme, fit Piaget. Calmez-vous maintenant. Vous finirez par ne plus même la remarquer.
Chaque société possède sa chimie essentielle : son arôme propre, une caractéristique primordiale mais qui est à peine perceptible par ses propres membres.
Santaroga avait tenté de le tuer, Dasein le savait. Maintenant, il se demandait si ce pouvait être à cause de son odeur différente. Il contempla le carton près du lit. Impossible ! Cela ne pouvait être aussi superficiel.
Piaget contourna le carton, en arracha une petite bande de papier qu’il toucha du bout de la langue.
— Cette boîte était entreposée en bas, constata-t-il. C’est du papier, une matière organique. Toute substance d’origine organique s’imprègne de Jaspé au bout d’un certain temps d’exposition. Il jeta le bout de papier dans le carton.
— Serai-je comme cette boîte ? interrogea Dasein. Il sentait le spectre qui le talonnait, cette essence qu’il ne pouvait éviter. La présence tapie dans son esprit s’agitait. « Est-ce que… »
— Sortez-vous ces idées de l’esprit.
— Serai-je l’un des échecs ?
— Je vous ai dit de cesser.
— Pourquoi devrais-je ?
Dasein s’assit dans le lit, poussé par la peur et par la colère ; son esprit était envahi par des suppositions, toutes pires les unes que les autres. Il se sentait encore plus exposé et vulnérable qu’un enfant promis au martinet.
Un brusque retour de ses souvenirs le fit se rallonger. Pourquoi ai-je choisi cet instant pour me rappeler ça ? Un incident douloureux qui remontait à son enfance lui était revenu à l’esprit. Il sentait encore la brûlure des lanières dans son dos.
— Vous n’êtes pas le type prédisposé à l’échec, disait Piaget.
Dasein contemplait la boîte odorante d’un regard accusateur.
Le Jaspé !
— Vous êtes de ceux qui peuvent monter très haut ! Pourquoi vraiment croyez-vous que vous êtes ici ? À cause de cette stupide étude de marché ? Ou pour Jenny ? Ah mais non. Rien d’aussi simple, d’aussi isolé. Santaroga appelle certains individus. Et ils viennent.
Dasein le regarda de biais.
— Je suis venu pour vous donner l’occasion de m’assassiner.
— Ce n’est pas notre intention !
— À un moment vous me soupçonnez d’avoir raison, l’instant d’après vous le niez.
Piaget soupira.
— J’ai une suggestion, dit Dasein.
— Ce que vous voulez.
— Vous n’allez pas l’apprécier.
Piaget le fusilla du regard :
— Qu’avez-vous derrière la tête ?
— Vous aurez peur de le faire.
— Je ne suis pas…
— C’est plus ou moins un test clinique, expliqua Dasein. Ce que je suppose, c’est que vous essaierez de l’éviter. Vous chercherez des excuses, n’importe quoi pour en sortir ou tenter de l’interrompre. Vous ferez tout pour me comprendre de travers. Vous tenterez de…
— Pour l’amour du ciel ! Qu’avez-vous derrière la tête ?
— Vous pouvez réussir.
— Réussir quoi ?
— Réussir à ne pas faire ce que je vous suggère.
— N’essayez pas de m’acculer, Gilbert !
— Et voilà, ça commence. Il leva la main comme Piaget allait parler. « Je veux que vous me laissiez vous hypnotiser. »
— Quoi ?
— Vous m’avez bien entendu.
— Pourquoi ?
— Vous êtes natif d’ici. Entièrement conditionné par ce… carburant de la conscience. Je veux découvrir ce qu’il y a là-dessous, quel genre de phobie se…
— De toutes les folies que…
— Je ne suis pas un quelconque illusionniste amateur. Je suis un psychologue clinicien, très versé en hypno-thérapie.
— Mais qu’espérez-vous possible de…
— Les terreurs d’un homme, expliqua Dasein. Ses craintes sont comme une balise. Dirigez-vous vers ce signal et vous découvrirez ses motivations sous-jacentes. Sous chaque peur se cache une violence non négligeable…
— Baliverne ! Je n’ai pas de…
— Vous êtes un homme de l’art. Vous le savez fort bien.
Piaget le fixa. Il calculait en silence. Il finit par dire :
— Ma foi, tout homme a peur de la mort, naturellement. Et…
— Plus que ça.
— Gilbert, je ne suis pas ignare en ce domaine, comme vous devez le supposer. Remuer les zones que vous évoquez…
— Que remuerais-je ?
— Nous savons l’un et l’autre qu’on ne peut le prédire avec précision.
— Vous agissez en tant que communauté… comme un groupe, une société que vous refusez de me voir explorer. Quelle est vraiment l’idole qu’elle vénère ? D’un côté vous me dites : “fouinez où vous voulez”, de l’autre, vous me claquez les portes au nez. Pour chaque agissement…
— Vous croyez franchement que certains d’entre nous ont tenté de… vous tuer… au nom de la communauté ?
— Pas vous ?
— Les sociétés refusent de croire qu’elles sont mortelles, dit Piaget. Il doit en découler qu’une société, en tant que telle, n’a aucune croyance : si elle ne peut mourir, elle ne craint aucun jugement dernier.
— Et si elle ne craint aucun jugement, elle peut se permettre des actes, en tant que société, qu’aucun individu ne pourrait se permettre d’assumer.
— Peut-être, marmonna Piaget. Peut-être… Bon, d’accord. Mais pourquoi m’examiner, moi ? Je n’ai jamais tenté de vous nuire.
Dasein détourna les yeux, pris de court par la question. Par la fenêtre, il distinguait derrière le rideau des arbres la pente des collines qui ceinturaient Santaroga. Il se sentait lui aussi encerclé par ses collines, pris dans un filet de significations.
— Et que faites-vous de ceux qui ont essayé de me tuer ? rétorqua-t-il sèchement. « Feraient-ils des sujets convenables ? »
— Le garçon, peut-être. De toute façon, il va falloir que je l’examine.
— Petey, le fils Jorick… un échec, hein ?
— Je ne pense pas.
— Un autre individu ouvert… comme moi ?
— Vous vous rappelez ça ?
— Vous aviez dit ensuite que les sociétés mouraient, et que vous vous étiez coupés du monde… avec le Jaspé.
— Nous avions eu aussi une discussion à ce moment, si je me souviens bien. Vous êtes-vous ouvert maintenant ? Est-ce que vous voyez ? Êtes-vous devenu ?
Dasein se rappela soudain la voix de Jenny au téléphone : « Sois prudent. » Et sa terreur lorsqu’elle avait ajouté : « Ils veulent que tu t’en ailles. »
Piaget évoquait à nouveau pour lui le chat gris du jardin qui faisait taire les oiseaux et Dasein sentit alors qu’il était seul, isolé. Il se souvint du lac, de cette perception d’une perception – cette conscience de son propre corps, de cette communauté d’esprit, de ce partage.
Toutes ses conversations antérieures avec Piaget lui revenaient maintenant, il les pesait, les évaluait. Il sentait que toutes ses expériences vécues à Santaroga s’étaient accumulées, jour après jour, pour culminer à cet instant.
— Je vous rapporte encore du Jaspé, dit Piaget, peut-être qu’alors…
— Vous me soupçonnez d’avoir un flottement derrière les yeux ?
Piaget sourit :
— Sarah tient aux phrases du passé, du temps où nous n’avions pas encore systématisé nos relations avec le Jaspé… et avec l’extérieur. Mais ne vous moquez pas d’elle à cause de ses expressions. Elle a le regard candide.
— …que je n’ai pas.
— Il vous reste des traces de préjugés et d’a-priori du non-homme.
— Et j’en ai trop entendu, trop appris sur vous pour qu’on me laisse jamais repartir.
— Vous ne voudrez même pas tenter de devenir ?
— Devenir quoi ? Les tournures idiotes, quasi schizophréniques de Piaget lui portaient sur les nerfs. Voir ! Parler !
— Seul vous, pouvez le savoir.
— Savoir quoi ?
Piaget se contenta de le fixer.
— Je vais vous dire ce que je sais, dit Dasein. Je sais que vous êtes terrifié par ma suggestion. Vous refusez de découvrir comment l’insecticide de Vina a pu atterrir dans mon café. Vous refusez de savoir comment Clara Scheler a empoisonné son ragoût. Vous ne voulez pas savoir ce qui a incité quelqu’un à me pousser hors du ponton. Vous ne voulez pas savoir pourquoi un gamin de quinze ans a tenté de me transpercer d’une flèche. Vous ne voulez pas savoir comment Jenny a empoisonné les œufs. Vous ne voulez pas savoir comment une voiture était destinée à m’écraser, ou comment on a piégé mon camion. Vous ne voulez pas savoir…
— D’accord !
Piaget se frotta le menton, se détourna.
— Je vous avais bien dit que vous y arriveriez.
— “Iti vuccati”, murmura Piaget. “Il est dit que tout système et toute interprétation deviennent faux à la lumière d’un système plus vaste.” Je me demande si c’est là la raison de votre présence… pour nous rappeler qu’on ne peut établir de jugement positif dénué de toute contradiction.
Il se tourna, dévisagea Dasein.
— De quoi parlez-vous ? Le ton et la lumière de Piaget étaient soudain devenus étrangement calmes.
— La lumière intérieure ne peut surgir que du moi. Ce moi qu’on ne peut isoler demeure dans la mémoire comme une perception de symboles. Nous acquérons la conscience par une projection du moi sur le contenu perceptif de nos sens. Mais il peut arriver que le moi s’égare – le moi d’un individu ou celui d’une communauté. Je me demande si…
— Arrêtez de me distraire avec votre charabia. Vous essayez de changer de sujet, d’éviter de…
— É… viter : É… vider. Ah oui. Le vide est particulièrement en rapport avec ceci : On ne peut confiner Einstein aux mathématiques. Toute existence phénoménologique est transitoire, relative. Aucun objet en particulier n’a de réalité. Il se transforme à tout moment en autre chose.
Dasein se redressa dans son lit. Le vieux toubib était-il devenu cinglé ?
— L’action seule ne produit pas de résultat, poursuivait-il. On s’accroche à des absolus. Chercher un objet déterminé, pourtant, c’est se fier à des fantasmes. Tremper les doigts dans l’eau pour filtrer le savon qui y est dilué. La dualité est une désillusion.
Dasein hocha la tête avec résignation. Cet homme divaguait complètement.
— Je vous vois perplexe, dit Piaget. « Vous ne comprenez pas vraiment votre propre énergie intellectuelle. Vous avancez sur une voie étroite. Je vous offre de nouvelles orbites de… »
— Vous pouvez arrêter. Dasein se rappela le lac, la voix enrouée de la femme qui disait : « Il n’y a qu’une chose à faire », et Jenny : « C’est ce que nous faisons. »
— Il faut vous adapter à la pensée conditionnelle. De cette manière, vous serez capable d’appréhender la relativité de l’auto-existence, d’exprimer la vérité relative de vos différentes perceptions. Vous en avez la capacité. Je le vois bien. La perspicacité dont vous faites preuve dans les circonstances violentes qui…
— Quoique vous soyez en train de me faire, allez-vous cesser, oui ou non ? Vous insistez, insistez, insistez…
— Qui insiste ? N’êtes-vous pas celui qui exerce la plus grande…
— Bon dieu ! Arrêtez !
Piaget le regarda sans un mot.
« Einstein, marmonna Dasein. Relativité… absolus… énergie intellectuelle… phénoménologie… » Il s’interrompit tandis que son esprit se mettait à calculer avec la même vitesse que lorsqu’il avait décidé de sauter la faille du pont de bois.
C’est une question de vitesse de balayage, songea-t-il. Comme une chasse au sous-marin – une chasse mentale. Tout dépend du nombre d’unités de recherche qu’on peut mettre en œuvre, et de leur rapidité.
Aussi vite qu’elle était venue, cette sensation disparut. Mais Dasein n’avait jamais éprouvé un tel choc. Aucun danger immédiat n’avait déclenché cette faculté… pas cette fois-ci.
La voie étroite… Il considéra Piaget avec étonnement. Il y avait là quelque chose de plus que ce qu’il avait simplement entendu. Les Santarogans pensaient-ils de cette façon ? Dasein hocha la tête. Cela semblait impossible… improbable en tout cas.
— Puis-je m’expliquer ? demanda Piaget.
Dasein opina.
— Vous aurez remarqué la franchise avec laquelle nous exprimons nos vérités relatives à des fins commerciales. La pensée conditionnelle réfute toute autre approche. Le respect est donc implicite avec ce mode de pensée. Comparez-la avec l’approche du marché de ceux qui vous ont envoyé pour nous espionner. Ils ont…
— À quelle vitesse pouvez-vous penser ?
— À quelle vitesse ? Aussi vite qu’il est nécessaire. Aussi vite qu’il est nécessaire, se répéta Dasein.
— Puis-je poursuivre ?
Dasein opina à nouveau.
— On a pu noter que les pointes de saturation de tout-à-l’égout tendaient à correspondre aux interruptions de programme télévisé – une observation élémentaire que vous pouvez admettre sans grande réflexion. Mais il n’y a qu’un pas de cette constatation élémentaire à l’installation, sur les collecteurs d’eaux usées, de débit-mètres donnant une estimation fort précise du nombre de récepteurs en service à un moment donné. Je ne doute pas que la chose est déjà faite ; c’est tellement évident. Maintenant, réfléchissez un instant à l’attitude que peuvent avoir envers leurs concitoyens ceux qui pratiquent de tels agissements ; et mettez en regard les gens qui se trouveraient incapables d’agir ainsi.
Dasein s’éclaircit la gorge. C’était là le principal chef d’accusation de Santaroga contre l’extérieur. De quelle manière se servait-on de l’individu ! Avec dignité ? Ou bien piégeait-on ses besoins les plus fondamentaux pour les exploiter à des fins purement personnelles ? L’extérieur se révélait progressivement, dans son irritante vacuité, comme un univers de flatteries et de manigances.
Je me mets vraiment à voir les choses comme un Santarogan. C’était une pensée qui sonnait comme une victoire : Il avait après tout rempli partiellement sa mission.
« Il n’est pas surprenant, poursuivait Piaget, de retrouver la loi de la stratégie des moindres carrés appliquée aux domaines de la publicité ou de la politique – qui sont également une forme de guerre, voyez-vous – sans grand problème de passage d’un domaine à l’autre. Dans chacun se retrouvent les concepts de concentration et d’exposition. Le calcul différentiel ainsi que la théorie de la prédiction s’appliquent avec le même bonheur quel que soit le champ de bataille. »
Des armées, songea Dasein. Il se concentra sur le mouvement des lèvres de Piaget tout en se demandant comment le sujet avait pu dériver sur un champ si différent. Piaget l’avait-il fait délibérément ? Ils avaient parlé de la face cachée de Santaroga, de ses peurs…
— Vous m’avez donné matière à spéculation. Je m’en vais vous laisser seul quelque temps pour voir si je puis en tirer quelque chose de constructif. Vous avez une sonnerie à la tête du lit. Il n’y a pas d’infirmière à cet étage mais on peut venir rapidement en cas d’urgence. Elles viendront jeter un œil sur vous de temps en temps. Voulez-vous de la lecture ? Puis-je vous faire monter quelque chose ?
Tirer quelque chose de constructif ? Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda Dasein.
— Que diriez-vous de quelques exemplaires de notre journal ? demanda Piaget.
— Du papier et de quoi écrire, répondit Dasein. Puis, après une hésitation : « Et les journaux également, oui. »
— Très bien. Tâchez de vous reposer. Vous me semblez vous remettre, mais ne vous surmenez pas.
Piaget se tourna et sortit à grands pas.
Bientôt pénétrait une infirmière rousse portant un paquet de journaux, un bloc quadrillé et un stylo bille vert. Elle déposa le tout sur la table de nuit et dit :
— Voulez-vous que je retape votre lit ?
— Non, merci.
Sa ressemblance frappante avec Al Marden avait attiré l’attention de Dasein.
— Vous êtes une Marden.
— Et alors, c’est pas nouveau… sur ce, elle le quitta.
Eh bien ! Touché ! se dit Dasein.
La pile de journaux lui rappela sa quête par les rues de Santaroga pour trouver le bureau du journal. Maintenant qu’il avait pu les obtenir aussi facilement, ils avaient perdu en partie leur attrait. Il se glissa hors du lit, s’aperçut qu’il avait les genoux moins faibles.
Les boîtes de conserve attirèrent son regard.
Il fourragea dans le carton, y dénicha une boîte de compote, la vida avec avidité, avant qu’elle ne perde son arôme de Jaspé. Tout en mangeant il espérait retrouver cette acuité d’esprit, cette vitesse de réflexion dont il avait fait preuve près du pont et, plus brièvement, en compagnie de Piaget.
La compote ne fit qu’aiguiser sa faim, lui procurer une vague excitation – rien de plus.
Les effets se dissipaient-ils ? Fallait-il à chaque fois des doses de plus en plus fortes ? Ou simplement s’accoutumait-il ?
Était-il accroché ?
Il revit Jenny, implorante, cajoleuse. Un carburant de la conscience ? Au nom du ciel, qu’avaient bien pu découvrir les Santarogans ?
Dasein regarda par la fenêtre la ligne des collines visibles au travers du rideau d’arbres. Quelque part en dessous de son champ de vision, un feu envoyait son panache de fumée le long de la crête. Dasein contempla la fumée ; elle le plongeait dans une étrange tendance mystique, un sentiment profondément primitif devant ce feu invisible. La fumée traçait dans le ciel un message spirituel, issu de sa propre mémoire génétique. Cette sensation n’avait rien de terrifiant : c’était plutôt comme s’il avait retrouvé quelque part mystérieuse de son être, perdue depuis l’enfance.
Contenir la surface de l’enfance. Les mots lui revenaient en mémoire.
Il réalisa alors qu’un Santarogan ne se coupait jamais de son passé ancestral ; mais le gardait en lui, retenu par une fragile membrane de lucidité.
Jusqu’où puis-je m’assimiler à un Santarogan avant de pouvoir faire marche arrière ? se demanda-t-il. J’ai un devoir envers Selador et ceux qui m’ont engagé. Quand dois-je m’arrêter ?
Cette pensée l’emplit d’une profonde répulsion à l’idée de retourner à l’extérieur. Mais il devait le faire. La nausée lui envahissait la gorge, une migraine sourde lui martelait les tempes. Il repensa à l’irritante vacuité de l’extérieur – ces existences découpées en tranches, ces mois fragmentés en trompe-l’œil… un univers où presque rien n’était susceptible d’élever l’âme, de lui faire prendre son essor.
La vie à l’extérieur n’avait aucun substrat, aucune trame sous-jacente pour en raccorder les éléments. Ce n’était qu’une route vide et luisante bornée par les éclairs de diversions hypnotiques. Et sous le brillant de la chaussée, une simple charpente nue… et désolée.
Je ne peux pas revenir. Il retourna vers son lit, se jeta en travers. Mon devoir – il faut que je retourne. Que m’arrive-t-il ? Ai-je trop tardé ?
Piaget avait-il menti sur les effets du Jaspé ?
Dasein se retourna sur le dos, se cacha les yeux derrière un bras. Quelle était l’essence chimique du Jaspé ? Selador ne pouvait lui être d’aucune aide : le produit ne voyageait pas.
Je le savais. Je l’ai su depuis le début.
Il écarta son bras. Aucun doute sur ses actes : il avait fui ses responsabilités. Dasein regarda la porte devant lui – la cuisine, le labo…
Un soupir lui souleva la poitrine.
Le fromage serait le meilleur support. Il en était sûr. C’était lui qui conservait le plus longtemps l’essence de Jaspé. Le labo… et un morceau de fromage.
Il pressa la sonnette à la tête du lit.
Une voix le fit sursauter ; elle provenait juste de derrière sa tête. « Voulez-vous tout de suite une infirmière ? »
Dasein se retourna et découvrit la grille d’un haut-parleur dans le mur. « Je… je voudrais un peu de fromage au Jaspé. »
— Oh… tout de suite, monsieur. Il y avait dans cette, voix féminine une intonation ravie qu’aucun dispositif de reproduction électronique ne pouvait cacher.
L’infirmière rousse ne tarda pas à faire son apparition, portant un plateau qu’elle déposa par-dessus les journaux sur la table de nuit de Dasein.
— Voilà, docteur. Je vous ai également apporté des biscuits.
— Merci.
Avant de partir, elle se retourna sur le seuil : « Jenny sera ravie de l’apprendre. »
— Jenny est réveillée ?
— Oh oui, c’était surtout en fait une réaction d’allergie à l’aconit. Nous l’avons purgée du poison et elle se remet très rapidement. Elle a envie de se lever : c’est toujours bon signe.
— Comment le poison s’est-il introduit dans la nourriture ?
— C’est l’une des élèves infirmières qui l’a confondu avec un flacon de MSG.
— Mais comment se trouvait-il dans la cuisine ?
— Nous n’avons pu encore le déterminer. Aucun doute qu’il s’agisse encore d’un accident stupide.
— Aucun doute, marmonna Dasein.
— Eh bien, mangez votre fromage et reposez-vous un peu. Vous sonnez si vous avez besoin de quelque chose.
Elle referma vivement la porte derrière elle.
Dasein contempla le bloc doré de fromage. Son parfum de Jaspé lui assaillait les narines. Il en brisa un morceau entre ses doigts, le tâta du bout de la langue. Ses sens s’éveillèrent soudain. Sans qu’il puisse se contrôler, il mit le fromage dans la bouche, l’avala : Sensation de douceur apaisante. Un brusque accès de lucidité l’envahit.
Quoi qu’il advienne, il faut que le monde sache, au sujet de cette substance.
Il balança les pieds hors du lit, se leva. Une douleur puissante lui vrilla le front. Il ferma les yeux, sentit le vertige, s’accota contre le lit.
Le vertige se dissipa.
Dasein découvrit sur le plateau un couteau à fromage. Il coupa une tranche du pavé doré, retint sa main qui le portait déjà à sa bouche.
C’est le corps qui agit. Il sentit la force de ce besoin physique, se promit de reprendre du fromage… plus tard. D’abord : le labo.
Il correspondait presque exactement à son attente : Petit, mais suffisant. Il comprenait une bonne centrifugeuse, un microtome, un microscope binoculaire à éclairement réglable, des becs Bunsen, des rangées de tubes à essai stérilisés… tous les instruments et le mystère de la chimie.
Dasein découvrit une bouteille d’eau distillée, un flacon d’alcool et plaça des fragments de fromage en solution. Il commença une culture, mit sous lamelle une tranche-test et l’examina au microscope.
Une substance filandreuse était discernable à l’intérieur du fromage. En augmentant le grossissement, les fils lui apparurent comme des spirales allongées analogues à des cellules bloquées en cours de mitose.
Dasein s’adossa contre sa chaise, perplexe. Le tissu filandreux évoquait du blanc de champignon. Cela recoupait ses suppositions initiales : il avait affaire à une culture de mycélium.
Mais quel était le principe actif ?
Il ferma les yeux pour réfléchir, s’aperçut qu’il tremblait de fatigue.
Tout doux, tu n’es pas encore remis.
Certains tests demandaient du temps pour se développer, se dit-il. Ils pouvaient attendre. Il retourna vers son lit, s’allongea sur les couvertures. Sa main gauche se tendit vers le bloc de fromage, en arracha un fragment.
Dasein prit conscience de son propre mouvement au moment où il avalait le fromage. Il baissa les yeux vers les miettes collées sur ses doigts. Il les frotta, constata leur consistance huileuse. Une délicieuse sensation de bien-être envahit son corps.
Le corps agit. De lui-même, il agit. Pouvait-il sortir aller tuer un homme ? Fort probable.
Il sentit le sommeil s’insinuer dans sa conscience. Le corps avait besoin de sommeil. Le corps aurait son sommeil.
L’esprit cependant, élaborait un rêve – le rêve d’arbres qui croissaient pour atteindre sous ses yeux une taille gigantesque. Ils surgissaient vers le ciel avec vitalité. Leurs branches s’épanouissaient, se couvraient de feuilles, se chargeaient de fruits. La scène était baignée par un soleil de la couleur dorée du fromage.